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Lecturade méditerranéenne
performance à deux voix sur des textes de Virginie Thomas et Mathias Poisson
mise en espace et enregistrements faits à Cap 15 et sur le plateau de Verduron par François Parra


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Textes enregistrés








Textes

Oran

"Je suis une tête mouillée. Je suis un désorientaliste, un explorateur de petits paradis, je me perds dans la douceur acide, je cherche la lumière, je longe les bords de mer, je quitte mon pays dès que j'en ai un, je suis touriste, passant portant un sweat-shirt à capuche, je suis extérieur à tout cela, donc j'existe, je n'occupe pas le territoire, je le vide, quand je marche, je ne parle pas, je reste sans voix, je me glisse dans le monde comme un sac plastique qui tourne dans les vents ascendants. Je monte en me déformant à chaque bourrasque, je m'approche d'une façade et m'y frôle, je longe les balcons en vrillant sur moi-même, je redescends et plane, bras ouverts au dessus du vide, je me se laisse porter entre les palmiers qui ploient sous les dattes jaunes. Un soldat dans un petit mirador de quartier observe un touriste qui regarde depuis dix minutes un sac plastique orange. Il le regarde en silence devant l'horizon agité par le passage d'une tempête ce matin. Il se tient calme, les yeux ne lâchent rien de ce qui bouge dans sa lucarne. Ce touriste, pourquoi il est venu jusque là, jusqu'à Oran pour voir un sac plastique voler. Ce n'est pas possible, il cache quelque chose dans son sac. Un faux passant. Le soldat pique le touriste des yeux, il a de longs cils. Le touriste se sent regardé, il pense à un enfant sur un balcon, Il pense à quelqu'un dans une voiture garée qui attends discrètement un rendez-vous secret. Il lève les yeux et quand il voit en haut du mur blanc des fils de barbelés tendus, il comprend qu'un soldat dans un petit mirador le regarde avec des yeux noirs de militaire depuis le début. Le touriste sait qu'il n'est pas facile de justifier ce genre d'activité, que très vite tout est suspect. Un carnet de dessin, un appareil photo, une paire de baguettes de batterie, un couteau suisse, une lampe de poche laser, un harmonica, un livre de Friedrich Nietzsche. Comme si les sacs dans ton pays ne volaient pas ? Comme si tu n'avais que cela à faire , comme si voir un sac voler était un phénomène paranormal, un message de dieu, tu prends des risques dans le pays le plus dangereux du monde, parce que dans le coin il y a des endroits où il faut pas aller. Tu vois là bas les montagnes qui vont jusqu'à la mer et ben là-bas la route est coupée depuis cinq ans. Il y a eu trop de problèmes, des attentats, des faux barrages, des trucs bizarres. Il y a une corniche magnifique, gigantesque, tu adorerais cet endroit, ça donne le vertige il faut voir cela, la prochaine fois quand je vais à Bejaia on y va ensemble et je t'emmène la voir."

Tipaza

"J'ai la trace de la lumière dans les yeux, il y a des tâches rouges sur les côtés. En face, là où je pose mes mains, c'est noir. Si j'appuie au milieux c'est rouge orange avec des marbrures qui se dissolvent et reviennent comme des tentacules. Je vois des ramifications, des veines fines qui s'agitent. Les branchies des arbres dans le ventre. L'air est frais, il coule sur la nuque. L'eau de la mer est froide. Agitée par les vagues, elle déborde. Je vais chercher le soleil. La mer est verte à l'horizon. Plus la mer se rapproche du rivage, plus elle est rouge. Le rocher est noir, l'écume est blanche. Les vagues fouettent les nuages sur les rochers. Nous sommes sur un bateau qui avance sans arrêt. Une vague plus forte frappe le roc en faisant un bruit de mousse et d'eau pétillante, un dégradé de petits sons clairs. Bruit blanc. L'air crépite. Le soleil est jaune. Quelqu'un s'approche et parle. Il fume et parle fort, d'autres plus loin débattent délicatement. La conversation s'anime. Ils disparaissent dans la forêt en agitant les bras. Les arbres allongés progressent à l'horizontale. Ils ne luttent pas contre le vent. Ils sont à l'horizontale appuyés au sol. Nous avançons vers le soleil. Le terrain monte. La mer est la base de notre montagne. Je sens des présences disséminées dans l'espace. Des hommes seuls, assis, nous regardent passer. Il se regardent entre eux. Le buisson est une activité extra-touristique surveillée. Les amoureux se promènent librement dans les ruines. Ils savent que peu de villes laissent une si belle place à l'amour. Ici, entre les murs, entre les herbes fines, entre les falaises, entre les feuilles, le vent se relève toujours. Il a traversé la mer blanche. Il vient de l'Espagne. Il a le goût du jasmin salé."

Beyrouth, Corniche de Ein Mreissé, juin 2001.

"Ici, pas de trous béants, pas de voitures en travers du chemin, pas d’étalages gavés de marchandises, pas de flaques grasses, pas de barrages militaires, pas de barbelés, pas de périmètres de sécurité ni d’ordures juteuses, pas de débris. Ici, tout le monde se promène librement. Les gens se croisent et jouent à se croiser. Deux personnes passent à mes côtés, leur conversation m’interpelle, je me mets à leur rythme pour en saisir quelques bribes. Je double, je suis dépassé, je croise des groupes, des individus d’un côté et de l’autre du trottoir. Aucun ordre ne dirige cet emmêlement de trajectoires qui s’effleurent, se frôlent, se frottent. J’anticipe chaque croisement, je mesure les distances, je fabrique des espaces en mouvement, je ralentis. Des groupes entiers s’ouvrent à moi et me laissent un passage où je me faufile de biais, alors que les familles denses et solidaires, me déportent au bord du vide. Parfois, par curiosité, je retarde le moment de la décision du côté où chacun va passer. Je provoque l’hésitation au point de risquer le contact ou de devoir effectuer un petit saut précipité sur le côté. Un parfum me prend, je marche dans le sillon de l’air déplacé par la personne qui diffuse. Quand je longe la barrière, je me méfie des hommes qui sont assis dessus. Leur posture légèrement surélevée, mi-accroupis, leur permet de sauter en l’air pour saisir le chaland. Je les ai à l’œil. Quand le muezzin d’une mosquée appelle à la prière du Maghreb, les promeneurs se trient naturellement, certains changent subitement de direction, d’autres continuent le regard un peu vague. Les vendeurs ambulants avancent entre les groupes. Ils poussent lentement leur charrette, véritable cuisine en tasseaux cloués montés sur roues, diffusant des odeurs de fève, de maïs bouilli, de café à la cardamome ou de pain-lune au soumac. Ces vendeurs, Syriens pour la plupart, se lancent en permanence des signes de la main, s’informent du flux des clients et de l’arrivée d’agents de police. À leur approche, les Libanais parlent plus bas ou changent de sujet de conversation, persuadés que ce sont des espions. Les enfants qui filent sur leur trottinette coupent les intervalles entre les marcheurs confus. Dans l’autre sens, un homme d’affaire, grand, costumé, à l’allure triomphant marche très vite en regardant alternativement à gauche et à droite, il est encadré par quatre hommes, un à chaque point cardinal. Il occupe beaucoup de place, comme un convoi exceptionnel. Un peu plus loin, un pépé, calme jusque-là, se met soudain à faire une série de mouvements avec ses bras, il a appris cela en regardant les sportifs s’exercer sur la Corniche. Près du phare, des jeunes ont lancé une danse, un dabké, invitant les passants à compléter cette farandole, ils tremblent ensembles, amarrés les uns aux autres par les bras noués comme des cordes. Ils déjouent les règles de distanciation habituelles. En contrebas, un pêcheur placide, mâche une boule de pain, met l’hameçon dans sa bouche autour duquel il dépose un bout d’appât qu’il plonge délicatement à l’embouchure des égouts vert clair. Au fil du jour, il tricote du poisson. À côté de lui, un ou deux témoins observent attentivement sa manière de sonder l’activité sous-marine. Je regarde aussi un moment son savoir-faire et son panier plein de fritures. Je me remets à marcher, un jeune homme se retourne pour regarder passer quelqu’un, il dévie sans s’en apercevoir. Je croise une connaissance, je rejoins sa marche et son rythme en parlant, je fais d’interminables politesses que j’ai apprises sans comprendre, je partage le chemin, je décris le climat ou n’importe quoi d’autre agréable, nous marchons côte à côte. Au bout d’un moment, je ralentis, je regarde l’horizon, les eaux internationales, les montagnes enneigées du Jabal Sannine, les immeubles luxueux et gigantesques du bord de mer, le petit port de pêche, les hôtels désuets, les pétroliers, la centrale qui fume, les avions de chasse et les traces de balles un peu partout."
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